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L’Europe occitane

1er mai 2000

Le titre va surprendre : cet adjectif tombé on ne sait d’où, accolé au nom d’un continent ou d’une construction politique en cours, qu’en faire ?

Recevant le Prix Charlemagne, Bill Clinton vient de citer l’Écosse, le Pays de Galles, l’Irlande du Nord, la Catalogne, la Lombardie, le Piémont, la Silésie, parmi ces pays sous les États-Nations que la dévolution a déjà chargés ou va charger nouvellement des responsabilités majeures de la vie publique. Il n’a pas parlé de l’Occitanie. Il ne peut tout savoir. Il connaît les problèmes chauds de l’heure et les battants de la compétition économique. Il n’a pas la vue d’une grande et profonde articulation du Continent, dans l’espace et dans les siècles. Peu de personnes l’ont. Il n’est pas de bon ton de dire l’avoir. Et pourtant.

C’était au trou noir de la dernière guerre européenne, sous l’Occupant nazi, en 1942. À Marseille, une jeune juive qui brûlait d’idée civique et d’ardeur morale (elle devait en mourir bientôt), l’avait, elle, comprise et apprise en lisant un admirable poème du XIIIe siècle, la Chanson de la Croisade albigeoise. Dans la destruction de la civilisation d’oc par l’alliance de la couronne française et de l’Église romaine, Simone Weil, qui signe Émile Novis, voit un fait essentiel autour duquel l’histoire tourne. La force s’installe là où émergeait le droit, une humanisation de la vie sociale, un message spirituel sont refoulés par les armes et les bûchers. "En ce cas comme en plusieurs autres, l’esprit reste frappé de stupeur en comparant la richesse, la complexité, la valeur de ce qui a péri avec les mobiles et le léxanisme de la destruction".

Elle devine les suites déplorables de cet avènement de l’État "à la française" : une suite ininterrompue d’aventure militaires et de répressions internes, qui culmine dans l’éblouissement quand Versailles efface le massacre des paysans bretons et les Fêtes de l’Île Enchantée célèbrent dans le faste dont profitent Lulli et Molière, la conquête sauvage de la Franche-Comté. Un demi millénaire, où l’Europe se met à cette école... Potsdam imite Versailles et les Prussiens d’un pas de charge français partent à l’assaut des antiques constructions fédérales d’Empire.

Simone Weil, la Juive humaniste travaillée de message christique, a déjà en 1940 osé aller au noeud inavouable du problème. Au chauvinisme français qui se moule dans l’antifascisme, elle oppose que le totalitarisme germain est l’achèvement même du projet d’État, conçu et élaboré en France [1].

Une autre date d’histoire. Complétons Simone Weil. 1789 : une Nation naît sur contrat civique, qui proclame les droits universels de l’Homme. L’État change de principe, de contenu, de légitimité. Mais il ne change pas de forme. La Nation succède aux nations, mais l’État dégénère et retourne à l’Ancien Régime. Il y faudra peu d’années et un traumatisme corse, qui fait passer la famille Bonaparte de la défense d’une patrie que Paoli vient de faire entrer dans les temps modernes aux commandements militaires chez l’ennemi. La République devient l’Empire. L’Europe est un champ de massacres.

Tout cela aujourd’hui verse au passé, avec la suite : la Grande avant-dernière de 1914-1918 et l’immense de 1939-1945, où la France périt, puis se restaure pour dix-sept années de guerres coloniales, et ne cesse de confondre son message fondateur avec un vertige de puissance, de plus en plus dérisoire.

Voici que nous construisons l’Europe. Correction : les États-Nations ont construit, de Rome à Amsterdam, un marché où ils ont tout abandonné de leur substance économique, y compris leur monnaie nationale, tout en préservant leur souveraineté, qui les fait maîtres absolus d’un territoire et seuls arbitres de la vie publique. Un monstre d’histoire. Parmi les plus entêtés, il y a naturellement la France, qui, ayant ouvert le feu, entend bien tirer les dernières cartouches. En toute innocence perverse. Ce qu’un Ministre de l’Intérieur est capable de dire de l’Europe et de l’Allemagne "éternelle" devant le danger d’un desserrement du corset dont il tient les lacets ! Une philosophie délacée de l’histoire devrait apprendre aux citoyens français deux vérités enfouies dans leur passé.

La vérité d’un principe : une Nation fondée sur l’adhésion civique et les droits de l’Homme ne se justifie que du renouvellement de l’adhésion et de la mise à jour des droits. Et sur ce sujet, les "minoritaires", Basques, Bretons ou Corses, qui ont été pris au contrat et ont payé d’adhésion, en savent sur la France autant que les "souverainistes" qui se disent jacobins, mais ne sont que césaristes. Et ont autant de droit sur elle. Y compris celui d’en faire une Europe en dévolution.

La vérité d’une charnière double des temps. Au XIIIe siècle, la France s’inventait clôture, sur les ruines d’une Europe que la "question occitane" définissait autrement : comme un carrefour d’échanges, une gare de triage des cultures. L’Europe signifie, inéluctablement, aujourd’hui la déclôturation, externe et interne, de la forteresse étatique, et la Nation démocratique se rejustifie de ce dépassement. Tel est le temps que nous vivons. On peut en retarder l’échéance. On ne pourra l’interdire. Il faut se faire une raison : raison humaine et non raison d’État. L’"Europe occitane" est de retour, juste après ce fond de barbarie que l’étatisme a atteint aux Balkans, et qui était vraiment une fin des temps. Il ne faut craindre ni le scandale ni le prétendu ridicule de le dire.

Et tant pis si d’aucuns trouvent que le Président américain est bien mal venu de se mêler de nos affaires européennes. Ne discutons pas de ses intentions et de ses arrière-pensées. Ils sont aussi mal venus, eux, de s’enfermer dans des frontières d’un autre âge.

Robert Lafont [2], 05/2000

[1(1) - Cf. le livre récent de Domenico Canciani, L’Intelligence et l’Amour, (Beauchesne, 2000), p.32.

[2auteur de La Révolution régionaliste et Sur la France (Gallimard, 1967 et 1968), Nous, Peuple européen (Kimé, 1991 ), La Nation , l’État, les Régions ( Berg International, 1993), coauteur (avec B. Étienne et H. Giordan) de Le Temps du Pluriel (L’Aube, 1999).

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