Accueil > En savoir + > Débats > Occitanie et développement local

Occitanie et développement local

15 mars 2004

Par Serge Latouche, Professeur émérite d’Économie à l’Université de Paris-Sud, Président de l’association La Ligne d’horizon

Occitania-volèm viure al país, n° 134, 03-04/2004

La critique du système productiviste qui est une des conséquences de l’économie de marché, aggravée dans sa forme ultra-libérale actuelle, n’est pas un effet de mode. La Rédaction de Occitània-Volèm Viure Al País avait demandé à Serge Latouche, Professeur d’Économie à l’Université de Paris-Sud et Président de l’association La Ligne d’horizon, de réagir à l’intervention de Philippe Langevin réalisée à la faveur de la première rencontre de la Convention occitane (2 février 2002) [1]. Bien que le débat sur cette question ait eu lieu en son temps, il est intéressant de voir comment l’un des représentants de " l’Après-développement " le prolonge après la disparition de François Partant et qu’elles en sont les conséquences, selon lui, pour l’Occitanie également.

L’analyse de Philippe Langevin, " L’Occitanie, un territoire économique ? " est une bonne analyse de la situation économique locale. Elle met très justement en relief l’inconsistance de l’Occitanie sur le plan économique, comme de la plupart des entités régionales à l’ère de la mondialisation des marchés. Malheureusement, le remède proposé reste enfermé dans le projet de développement local et durable. Il en résulte deux conséquences :

- premièrement, les contradictions locales du système économique global (conflit entre aspirations culturelles et intérêt économique pouvant traverser les mêmes individus, conflit bourgeoisie locale, bourgeoisie nationale et bourgeoisie trans-nationale, formes locales de la lutte des classes), sont gommées au profit d’un acteur chimérique : le projet de développement local ;
- deuxièmement, sont occultés les paradoxes du développement qui ne sont éliminés ni par l’ajout de l’adjectif local, ni par celui de l’adjectif durable.

Mettre en perspective le débat économique

Incontestablement, la mondialisation repose la question du local. Le “ localisme ” constitue un élément fondamental de toute solution alternative au développement et à la mondialisation. Le problème n’est donc pas tant avec le mot “ local ” qu’avec le fait qu’il est accolé à celui de “ développement ”.

Si le “ local ” est ambigu du fait de son extension géographique à géométrie variable - de la localité à la région trans-nationale, du micro au macro, en passant par le méso -, il renvoie de façon non équivoque au territoire, voire au terroir et plus encore aux patrimoines installés (matériels, culturels, relationnels) donc aux limites, aux frontières et à l’enracinement.

Il n’en va pas de même pour le développement, concept attrape-tout, hautement mystificateur, concept à proscrire. Si le “ local ” émerge aujourd’hui, il n’émerge pas (ou ne devrait pas émerger) comme “ développement ”, mais plutôt dans le cadre d’un “ après-développement ”, d’un “ au-delà du développement ”.

Accolé à développement, le “ local ” est tout juste alors, comme le social et le durable, ce qui permet au développement de survivre à sa propre mort. Le concept de “ développement local ” n’échappe donc pas à la colonisation de l’imaginaire par l’économique. Le développement a détruit le local en concentrant toujours plus les pouvoirs industriels et financiers. En France, le développement local, comme slogan de technocrates, est né dans les régions rurales (et à leur propos), en particulier les zones d’agriculture de montagne, victimes du productivisme. Dans les années soixante-dix, ne disait-on pas déjà que les routes construites à grands frais, sur les crédits départementaux de l’agriculture destinés au bien-être des paysans, sous le prétexte de désenclaver les zones rurales, servaient au dernier agriculteur à procéder à son déménagement vers la ville et au premier parisien à installer sa maison de campagne dans les fermes ainsi libérées ! Le discours du développement local faisait écran au “ grand déménagement ” du territoire et sa mise en œuvre visait à faire passer en douceur cette destruction en mettant du baume sur les blessures et en réutilisant au mieux les décombres… Dans beaucoup de pays, ça a été plus ou moins la même chose.

Utiliser la créativité populaire et locale, et les ressources diverses du territoire pour “ redévelopper ” signifie d’une certaine façon aller contre l’histoire. Ce qui s’est passé avec les banques est révélateur. Au siècle dernier, il y avait une foule de petites banques locales et régionales, fortement enracinées dans l’économie locale. Le développement des banques nationales les a fait disparaître pour les remplacer par des agences qui drainent l’épargne locale et financent la grande industrie nationale.

Aujourd’hui ce sont les banques transnationales qui font disparaître à leur tour les banques nationales au profit des firmes multinationales. Si l’argent est le nerf de l’économie, la disparition des banques locales signifie sans doute la fin de l’économie locale. Comme l’écrivent les théoriciens de “ time dollars ” d’Ithaca, l’économie assure la croissance “ en se nourrissant de la chair et des muscles qui maintiennent soudée la société ” [2].

Le marché a progressivement marginalisé des aires importantes tant au Sud qu’au Nord. Dans de telles zones déprimées, qui survivent grâce aux subsides, subventions, assistances, presque tout l’argent gagné sur place provenant de l’extérieur est accaparé par les supermarchés et drainé hors de la région. On débouche ainsi sur le cas limite des réserves indiennes nord américaines où “ il ne faut que 48 heures à 75% dollars alloués par le gouvernement fédéral pour s’écouler vers les villes limitrophes ” [3].

Le développement local apparaît ainsi comme une expression antinomique pour toute une série de raisons liées. D’abord, le développement est la conséquence d’un processus économique qui n’est ni local, ni régional, ni même national (même si l’État-Nation en a été l’acteur privilégié) mais fondamentalement mondial, (et surtout à l’époque actuelle). Certes, bien que de plus en plus déterritorialisé, le processus mondial est une somme de transformations, voire d’initiatives, localement situées, mais la logique du processus est d’abord globale et donc a-spatiale. Sur le processus lui-même, les politiques ont de moins en moins prise, et sur ses inscriptions, elles sont très limitées. Il ne faut donc pas confondre “ développement local ” et croissance localisée. Tout changement local, même et surtout bénéfique, n’est pas du développement, c’est la réaction de survie d’un organisme agressé par le développement.

Développement “ local ” ou alternatives socio-économiques ?

En fait, le changement local peut s’analyser selon deux processus concurrents et/ou complémentaires. D’une part, on trouve les “ retombées ” locales d’un phénomène qui se passe fondamentalement ailleurs. D’autre part, il est possible d’identifier des réactions créatives de la société en face des conséquences du développement et plus encore de la mondialisation. Ces deux processus, souvent combinés en une sorte d’alliance contre-nature, forment justement ce qui est d’habitude désigné improprement comme le “ développement local ”.

“ Le localisme hétérodirigé, écrit Giusti, est une contradiction dans les termes. La croissance de systèmes locaux répondant à des logiques globales ne peut pas être appelée développement local ” [4]. En fait, s’il est bien vrai que le localisme hétérodirigé est une contradiction dans les termes, qu’il ne s’agit sûrement pas d’une revitalisation du tissu local, d’un “ projet local ” (au sens d’Alberto Magnaghi) [5], mais c’est justement cela qui est appelé “ développement local ”, expression qui, elle aussi, est un bel oxymore.

En résumé, on peut dire que nous sommes en face de territoires sans pouvoir, à la merci de pouvoirs sans territoires. “ En facilitant une gestion à distance, écrit Jean-Pierre Garnier, à la fois décentralisée et unifiée, d’unités dispersées dans l’espace, les nouvelles technologies de la communication permettent aux grandes formes de superposer un espace organisationnel hors sol dont la structure et le fonctionnement obéissent à des stratégies d’entreprise de plus en plus autonomes à l’égard des activités et des politiques autocentrées sur des territoires déterminés ” [6].

Un des nombreux paradoxes du développement local est que les acteurs, les agents du développement local, ont au début fait leur le slogan des alternatifs et des écologistes : “ penser globalement pour agir localement ”. La vérité du soit-disant “ glocalisme ” est une mise en concurrence des territoires. Ceux-ci sont invités à offrir des conditions toujours plus favorables aux entreprises transnationales en termes d’avantages fiscaux, de flexibilité du travail et de réglementation (ou plutôt de déréglementation) environnementale. C’est le jeu du moins-disant fiscal, social et environnemental et du mieux-disant économique (en termes de subventions), un véritable “ encouragement à la prostitution ” ! Les initiatives locales, la créativité locales sont dévoyées, récupérées, marginalisées dans la logique de l’économie et du développement. Les patrimoines subsistant sont mis en coupe réglée, par exemple, par un “ tourisme prédateur ”. [7]

Les stratégies d’unions locales sacrées pour faire gagner la région ou la localité et pour “ vendre l’image ” du pays n’engendrent qu’une économie à deux vitesses (les “ zones championnes ” et les autres) et font surtout vivre les experts en développement local, sans réduire sensiblement la fracture sociale !

Le retrait relatif du national et de ses tutelles réactive le “ régional” et le “ local ” en desserrant des freins, en imposant un regain culturel qui peut engendrer des synergies économiques. Les loisirs, la santé, l’éducation, l’environnement, le logement, les services à la personne se gèrent au niveau micro-territorial du bassin de vie. Cette gestion du quotidien entraîne de la part d’une fraction de la population, exclue, contestataire ou solidaire, des initiatives citoyennes riches et méritoires pour tenter de retrouver une emprise sur le vécu.

En Europe, mais aussi aux États Unis, au Canada, en Australie, on assiste à des phénomènes nouveaux, la naissance de ceux qu’on a pu désigner comme néo-agriculteurs, néo-ruraux, néo-artisans. On voit fleurir une myriade d’associations à but non lucratif (ou du moins non exclusivement lucratif) : entreprises coopératives en autogestion, communautés néo-rurales, Lets et sels, Banques du temps, temps choisi, régies de quartier, crèches parentales, boutiques de gestion, guildes d’artisans, agriculture paysanne, banque éthique ou mutuelles de crédit-risque, mouvements de commerce équitable et solidaire, associations de consommateurs, etc.

Les retombées économiques éventuelles de tout cela sont problématiques. Il s’agit d’emplois de services (administratifs, ou services aux entreprises) d’emplois de sous-traitance ou de services de proximité pour les résidents. Il ne sont évidemment pas le résultat d’une dynamique intégrée. S’articulant au développement économique et au marché mondial (avec les subsides de l’Etat ou de Bruxelles…), elles sont condamnées à disparaître tôt ou tard ou à se fondre dans le système dominant. Elles perdent alors littéralement leurs âmes et finissent par être “ instrumentalisées ” par les pouvoirs publics, les entreprises, leurs permanents et même leurs “ militants ” bénévoles (qui y cherchent une expérience ou une formation valorisante).

La niche, une réponse économique et sociale au marché mondialisé

Réussir la société locale implique de ne pas se cantonner à un “ tiers ” secteur, mais coloniser progressivement les deux autres, à savoir le marché capitaliste et l’État. Le mouvement d’ensemble a été défini (de façon à mon avis erroné) comme “micro-développement ”. Lorsque ces innovations alternatives participent au projet de construire une autre société, plutôt que de “micro-développement”, on devrait parler au contraire d’anti-développement ou de post-développement puisqu’on est en face de tentatives d’inventer une nouvelle logique sociale, basée sur la revalorisation des aspects non économiques de la vie, sur le “don” entendu comme triple obligation, et sur de nouveaux rapports sociaux. Ces expériences, qui sont toutes des formes d’auto-organisations locales, nous intéressent moins pour elles-mêmes que comme forme de résistance et de dissidence par rapport au processus de montée en puissance de l’omnimarchandisation du monde. Le danger de la plupart des alternatives volontaristes est, en effet, de se cantonner dans le créneau qui leur ont permis de naître et de se développer au lieu de travailler à la construction et au renforcement d’une niche, au sens écologique du terme, c’est-à-dire un ensemble d’innovations alternatives visant à une cohérence globale. La stratégie de la niche est une leçon de l’expérience africaine de la société vernaculaire qui peut aussi servir pour tous ceux qui sont engagés dans des entreprises alternatives.

La gestion alternative doit plus s’appuyer sur la niche que sur le “créneau”. Le créneau est un concept d’une stratégie militaire de conquête et d’agression, lié à la rationalité économique dominante. Ce qui peut faire vivre l’entreprise alternative, à terme, c’est bien plutôt la niche. La niche est un concept écologique beaucoup plus proche de l’antique prudence (la phronèsis d’Aristote) et d’une conception sociale de l’efficacité, étrangère à l’efficience économique. L’entreprise économique vit ou survit dans un milieu qui est et doit être différent du marché mondialisé. C’est ce milieu porteur dissident qu’il faut définir, protéger, entretenir, renforcer et développer par la résistance.

Plutôt que de se battre désespérément pour conserver son créneau au sein du marché mondial, il vaut mieux militer pour élargir et approfondir sa niche en marge de l’économie globalisée. L’extension et l’approfondissement du champ des complicités est le secret de la réussite et doit être le souci premier de ces entreprises. Les Consomacteurs (consom-mateurs citoyens) sont un élément clef d’un ensemble qui devrait articuler : Sels, producteurs alternatifs, néo-ruraux, mouvements associatifs résolument engagés dans cette voie. C’est cette cohérence qui représente une véritable alterna-tive au système [8].

“ Au total, écrit Tonino Perna, on peut dire que le défi pour le commerce équitable consiste non pas à faire entrer les produits du Sud dans le circuit de la mode, détruisant ainsi son patrimoine culturel, mais de transformer le choix éthique du consommateur en un véritable besoin ” [9]. “ Cela signifie qu’il est nécessaire de penser plus en terme d’innovation sociale que d’innovation de produit ” [10]. On peut transposer ce diagnostic au projet local. “ Chercher à s’adapter aux soit-disant lois du marché capitaliste, à en suivre les caprices, à en utiliser de façon a-critique les instruments - comme la publicité et le marketing - conclut-il, peut donner quelques résultats en terme quantitatif et sur une courte période, mais à la fin ce choix se révèle perdant ” [11].

La stratégie de la niche ne consiste donc pas à préserver une oasis dans le désert du marché mondial, mais à étendre progressivement “ l’organisme ” sain pour faire reculer le désert ou le féconder. Il s’agit de coordonner la protestation sociale avec la protestation écologique, avec la solidarité envers les exclus du Nord et du Sud, avec toutes les initiatives associatives pour articuler résistance et dissidence, et pour déboucher à terme sur une société autonome participant à la décroissance conviviale. Et c’est ainsi qu’à l’inverse de Pénélope, on retisse de nuit le tissu social que la mondialisation et le développement détricotent le jour.

Serge LATOUCHE

(Les intertitres sont de la Rédaction)

[1Quasèrns de la Convencion occitana, 1èra partida. Lo Cebier — BP8- 83190 Ollioules – (7 euros, port compris, chèque à l’ordre de " Lo Cebier ").

[2E.Cane e J.Rawe, Time dollars, Emmanus, Pensylvania, Rodale Press, 1992.

[3Perry Walker et Edward Goldsmith, “Une monnaie pour chaque commu-nauté”. Silence, N° 246-247 août 1999, p.19.

[4Cité par Luisa Bonesio, Paysages et sens du lieu, Éléments, N°100, mars 2001. " Une réponse à la mondialisation : le localisme ".

[5Alberto Magnaghi, Il progetto locale, Bollati Boringhieri, Turin 2000.

[6Jean-Pierre Ganier, Le capitalisme high tech, Spartacus, Paris 1988. p. 55.

[7Luisa Bonesio, op.ci.

[8C’est ce que tente en Italie la rete di Liliputt, (il s’agit d’une immense toile d’araignée tissée par les innombrables petites organisations alternatives pour paralyser le géant Gulliver du capitalisme transnational) et à un niveau plus modeste en France, le Réseau d’Échanges et de Pratiques Alternatives et Solidaires (REPAS), voir : Barras, B.Bourgeais, E.Lulek, M. Quand l’entreprise apprend à vivre. Ed. Charles Léopold Mayer, 2002.

[9Tonino Perna, Faur Trade. La sfida etica al mercato mondiale, Bollati Boringhieri, 1998, p.123.

[10Ibid. p. 122.

[11Ibid. p. 122.

© Partit Occitan 2009 | Contact | Mentions légales | Plan du site